Hannah Arendt - Analyses du Journal de pensée (2022)















Cahier 3 - Février 1951 - Note 5

Ce court extrait propose plusieurs réflexions assez saisissantes, qu'on croirait écrites aujourd'hui, l'humanité étant plus que jamais confrontée à un horizon d'inhabitabilité de la terre. Arendt s'interroge sur la surpopulation en tant que problème politique. Elle affirme que c'est dans le cadre de nos tentatives pour nous emparer de la nature et maîtriser totalement l'histoire, par des moyens scientifiques puis techniques, que ce ce problème peut émerger.

C'est dans ce contexte, écrit-elle, du "fait que les habitants de la terre ne reconnaissent plus les ressources et les remèdes de la nature (...) et qu'ils exigent de la terre davantage de nourriture que celle-ci ne peut leur en fournir (...) qu'ils ne font plus partie de la nature et que la terre ne s'offre plus à eux comme patrie. Voilà en quoi consiste l'absence fondamentale de patrie en notre monde".

Ce thème de l'absence fondamentale de patrie, liée à nos tentatives d'émancipations de la nature, peut être rattaché à sa description du monde moderne, caractérisé par l'aliénation de la Terre, dans son livre L'Humaine Condition : l'humanité aurait été progressivement contrainte de fuir le monde pour le moi et la Terre pour l'Univers.


Cahier 1 - Août 1950 - Note 21

La caractéristique majeure de la politique, c'est la "pluralité humaine". Etrangement, ce fait premier n'aurait pas été reconnu par les traditions théologiques et philosophiques. C'est parce que la philosophie et la théologie, écrit-elle, "s'occupent toujours de l'homme (...) qu'elles n'ont jamais trouvé aucune réponse philosophiquement valable à la question : qu'est-ce que la politique ?".

Arendt affirme que l'ignorance du fait fondamental de la pluralité humaine se retrouve chez tous les grands penseurs, y compris Platon : "la différence de niveau entre les philosophies politiques et le reste de leur œuvre saute aux yeux. La politique ne parvient jamais à la même profondeur. Le sens de la profondeur qui fait défaut n'est rien d'autre qu'un sens défaillant pour la profondeur dans laquelle est ancrée la politique".

Les définitions classiques de la politique sont elles aussi révélatrices de ce manque de profondeur. Par exemple, la définition de l'homme comme animal politique, zoon politikon, développée par Aristote : comme s'il y avait, écrit Arendt, "quelque chose de politique qui appartiendrait à son essence. C'est précisément ce qui ne va pas ; l'homme est a-politique. La politique prend naissance dans l'espace-qui-est-entre-les-hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l'homme. Il n'existe donc pas de substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l'espace intermédiaire et elle se constitue comme relation".

Ce passage devrait nous mettre en garde contre certains rapprochements fréquemment établis entre la conception arendtienne de la politique et celle d'Aristote : l'idée d'une filiation profonde entre les deux auteurs semble parfaitement injustifiée. La phénoménologie politique d'Arendt a explicitement pour but une déconstruction de la métaphysique. 

Le deuxième obstacle majeur à notre compréhension du lieu de naissance de la politique serait "la représentation monothéiste de Dieu - du Dieu à l'image duquel l'homme est censé avoir été créé. A partir de là, seul l'homme peut exister, les hommes n'étant qu'une répétition plus ou moins réussie du Même". La conception hobbesienne de l'état de nature serait révélatrice de la même erreur, celle d'un homme "créé à l'image du Dieu unique et solitaire".

Dès leur naissance, les philosophies politiques modernes, bien qu'elles aient prétendu rompre avec la métaphysique et la théologie classiques, seraient restées prisonnières de leurs modèles, de la même incompréhension sur la véritable nature de la politique. L'idolâtrie de l'Histoire se serait ensuite élevée sur cette même ignorance :

"L'Occident a essayé de sortir de cette impossibilité de la politique à l'intérieur du mythe occidental de la création, en métamorphosant l'histoire en politique ou en la substituant à la politique. Grâce à la représentation d'une histoire mondiale, la multiplicité des hommes est fondue en un individu humain qu'on nomme ainsi l'Humanité. D'où le caractère monstrueux et inhumain de l'histoire, caractère qui ne transparaît qu'à la fin de l'histoire et de manière complète et brutale dans la politique elle-même (...). Il n'y a de liberté que dans l'espace intermédiaire propre à la politique. Pour échapper à cette liberté, nous nous précipitons dans la ''nécessité'' historique, ce qui est une absurdité épouvantable. C'est dans la diversité absolue de chaque homme l'un par rapport à l'autre (...) c'est dans la pluralité qu'est contenue la création de l'homme par Dieu. Mais c'est précisément ce dont la politique n'a rien à faire".
 

Cahier 1 - Juillet 1950 - Note 5

Cette note porte sur le rapport entre la pensée et l'action. Thème prépondérant dans le Journal de pensée, l'opposition entre la pensée et l'action a occupé Arendt toute sa vie. Elle refuse précisément d'assimiler l'action à la fabrication : fabriquer, écrit-elle, "est une activité partielle, tandis que l'action, toute comme la pensée, est la vie même". La réduction des actions humaines à des processus de fabrications est une négation de la vie. 

Tout comme l'assimilation de la pensée au carcan de la logique, l'identification des actions humaines à des processus susceptibles d'être produits selon des modèles (idéels par exemple) est considérée par Arendt comme une négation des expressions de la pluralité et de la liberté. Il s'agit d'interprétations fallacieuses qu'elle cherche à démasquer tout au long de son œuvre, notamment lors de ses études critiques de l'histoire de la philosophie politique.

La note se termine par ces phrases : "Si l'identification de l'action et de la fabrication s'est tellement durcie, c'est au fond parce que l'action de Dieu en tant que Création a elle aussi été conçue d'après le modèle de la fabrication. Le rien dans le ''ex nihilo creare'' n'est qu'une sorte de substance divinisée. Kant a essayé d'y remédier par le concept d' ''intuitus originarius'' " (Cf. Critique de la raison pure)

Kant distingue entre les phénomènes tels qu'ils apparaissent pour l'homme, selon l'intuition sensible, non créatrice et réceptrice ou intuitus derivatus, et la chose en soi qui est le corrélat d'une intuition intellectuelle, ou intuitus originarius. Celle-ci nous est refusée, dépassant nos possibilités de connaissance. Arendt justifie ainsi, par ce recours à Kant, pourquoi le modèle de la fabrication, appliqué aux actions humaines ou à l'action créatrice de Dieu, s'avère totalement incertain : parce qu'il relève d'une illusion transcendantale.

Arendt parle d'un durcissement de l'identification de l'action et de la fabrication, qui serait directement liée à la conception "poïétique" de l'action créatrice de Dieu : on peut se demander s'il s'agit d'un symptôme spécifique de l'époque moderne : dans le cadre de la sécularisation, ou l'émergence de l'historicisme par exemple. Quelles causes ont affermi cette illusion ?

La confusion entre faire et agir est notamment analysée dans la Crise de la culture, au chapitre "Le concept d'histoire" sous un angle généalogique : Arendt rattache l'origine de ce paradigme trompeur aux bouleversements de l'époque moderne. Le concept de processus, de processus susceptible d'être fabriqué, explique t-elle, dénominateur commun de nos conceptions modernes de la nature et de l'histoire, aurait d'abord sa source dans le désespoir existentiel de ne jamais "expérimenter et connaître adéquatement tout ce qui est donné à l'homme et non fait par lui". Contre ce désespoir, l'homme moderne, "désespérant de ne jamais trouver la vérité par la pure contemplation", aurait "commencé d'utiliser à cette fin ses capacités d'action". Cette réaction moderne, tout à fait nouvelle, s'inscrirait donc dans la continuité de ruptures majeures, de pertes d'influences des dogmes scientifiques, métaphysiques et théologiques traditionnels.

"Le concept moderne d'un processus pénétrant l'histoire comme la nature sépare l'âge moderne du passé plus profondément qu'aucune autre idée. Pour notre manière moderne de penser, rien n'est significatif en et par soi-même, pas même l'histoire et la nature prises comme un tout, et certainement pas les événements particuliers dans l'ordre physique ni les événements historiques spécifiques. Il y a une énormité décisive dans cet état des choses. Des processus invisibles ont englouti toute chose tangible, tout étant individuel visible pour nous, les dégradant en fonction d'un processus auquel rien n'échappe. (...) Ce qu'implique le concept de processus est que le concret et le général, la chose ou l'événement singuliers et le sens universel, se sont disjoints. Le processus, qui seul rend significatif tout ce qu'il lui arrive de charrier, a ainsi acquis un monopole d'universalité et de signification".

Arendt tient pour preuve de cette tendance prépondérante à penser en terme de processus de fabrication, à occulter les significations des phénomènes naturels ou des événements, les puissances mobilisées ou déclenchées par les technologies modernes. Elles réaliseraient le rêve poursuivi par les sciences naturelles et historiques. Elles seraient, écrit-elle, la "base sur laquelle les deux domaines de l'histoire et de la nature se sont rencontrés et interpénétrés l'un l'autre à notre époque. La connexion a son lieu dans le concept de processus", ce qui implique "que nous pensions et considérions tout en termes de processus et ne nous occupions plus des étants singuliers ou des événements particuliers et de leurs causes spéciales et séparées".