Anders - Analyses du Discours sur les trois guerres mondiales


















La possibilité d'une guerre nucléaire, omniprésente, concernant chaque être vivant, chaque endroit du globe terrestre, est le thème principal des trois textes qui composent le recueil intitulé Hiroshima est partout. L'humanité disposant des moyens techniques de s'autodétruire, la rupture historique serait majeure : le monde serait selon Günther Anders entré dans l'ère de sa fin et nous serions les témoins du temps de la fin. L'horizon de toute politique serait circonscrit par le danger permanent de destructions totales. La condition nucléaire serait devenue la caractéristique existentielle majeure et indépassable de l'humanité et de toute humanité à venir.

Les Morts - Discours sur les trois guerres mondiales - 18 octobre 1964

Ecrite en pleine guerre froide, peu de temps après la crise de Cuba, cette lettre débute par une réflexion sur notre capacité à éviter le retour de guerres d'anéantissements. La mémoire et le deuil collectif des survivants des deux guerres mondiales ne seraient absolument pas une garantie, bien au contraire :

"La façade de la réalité a changé, on la change de jour en jour, et même délibérément, afin d'étouffer dans l'œuf tout soupçon, donc de nous empêcher de voir dans ce qui a lieu aujourd'hui une répétition de ce qui a eu lieu hier. Nous ne devons pas nous laisser abuser par ces nouvelles façades. Nous devons au contraire devenir conscients une fois pour toutes que, si changé que puisse apparaître le monde actuel et si incroyablement neufs que puissent sembler les slogans d'aujourd'hui, les guerres seront sans exception de la même nature que la guerre hitlérienne ; non : elles seront même pires et plus dépourvues de scrupules. C'est désormais le cas parce que chacune dégénérerait automatiquement en une guerre qui ne ferait plus de distinction entre civils et militaires, une guerre qui se déroulerait comme une production mécanique de cadavres, donc comme une guerre de liquidation ; et même une guerre qui pourrait liquider l'ensemble de l'humanité."

L'émergence éventuelle de nouvelles guerres impliquant désormais, nécessairement, la possibilité d'un anéantissement universel, il s'ensuit, selon Anders, que chaque homme est tenu de "résister à chaque guerre à l'œuvre ou en préparation". Cependant cette possibilité de résistance serait gravement limitée en raison de notre incapacité à nous représenter la menace. La simple tentative de se représenter la monstruosité des conséquences des guerres mondiales passées, ou à venir, ne serait même pas entreprise. Anders affirme que "la plupart de ceux qui président à nos destinées le font d'une manière totalement aveugle, du moins dénuée d'imagination" lorsqu'ils encouragent par exemple le développement de nouveaux armements nucléaires, ou lorsqu'ils alimentent la propagande de la dissuasion nucléaire.

"Ils ne se représentent rien du tout ; ils ne déplorent rien par avance. Bien au contraire, ils utilisent la menace de l'anéantissement pour montrer quels types énergiques ils sont, ou ils l'incluent dans leurs calculs tactiques. Ces hommes sont incapables de se représenter la fin ? Possible. Nous non plus. Mais ils savent. La chance de ne pas connaître le danger, il n'est en effet plus personne qui l'ait aujourd'hui ; plus personne aujourd'hui ne peut prétexter l'ignorance. C'est bien ce qu'ils ne veulent pas savoir. (...) Au lieu d'être mortellement terrifiés en constatant que ce qu'ils savent excède leurs capacités de représentation, ils consacrent leur énergie et leur inventivité à en savoir moins sur ce qu'ils savent, donc à anéantir leur savoir même. (...) Ils ont en effet anéanti du même coup leurs inhibitions à l'égard des armes d'anéantissement.

Les causes de cette paralysie psychologique, empêchant de prévenir la menace, se rattacheraient en premier lieu à la "soif de pouvoir" dans le cadre de l'expansion "frénétique du capitalisme". Anders estime que l'arme atomique y a pris un rôle démesuré dans le but de "maintenir sa toute-puissance politique menacée". Il critique notamment le rôle joué par les industries d'armement, leurs objectifs de productions et de consommations d'armes iraient jusqu'à encourager les guerres ou les risques de guerres :

"Parlons du capitalisme. (...) La tâche de toute industrie est d'assurer ou de stimuler, voire de fabriquer, la demande et la consommation de ses produits (...). Ce principe s'applique à tout, y compris aux engins d'anéantissement. Quelle est alors la situation de consommation des armes ? La réponse est : la guerre. Car seule la guerre offre l'occasion d'une consommation d'armes effective et massive. Pour cette raison, il va de soi que l'industrie de guerre favorise les guerres et les risques de guerres. Commercialement parlant, elle n'a pas le choix. (...) Ce qui vaut de chaque industrie, qu'une fois lancée elle souhaite continuer à exister et à prendre de l'ampleur, vaut également de l'industrie d'anéantissement."

Bien qu'insensés, ces impératifs économiques ne seraient pas reconnus comme tels. La moindre critique de l'industrie d'armement, employant des centaines de milliers de personnes, souffrirait d'un dénigrement systématique. Confrontée à une véritable fabrique de l'opinion, elle serait, selon Anders, immédiatement qualifiée de trahison, d'hostilité contre le progrès, ou de tentative de sabotage de la paix économique. Cette situation se solderait par une banalisation du danger atomique, des risques d'anéantissement total des armes nucléaires.

"Si absurde soit-il de parler encore aujourd'hui - où les armes déjà disponibles suffisent depuis longtemps à exterminer le genre humain dans son ensemble - de progrès dans la production d'armes, l'industrie de l'anéantissement ne pourra jamais concéder qu'il y a là absurdité. Afin de se maintenir à flot, il lui faut, comme toute autre industrie, conserver l'illusion du progrès (...). On peut tout à fait imaginer que, les jours qui suivront la fin, une voix de haut-parleur menaçante continuera d'annoncer, dans le prétendu intérêt des entreprises réduites en cendres et en gravats, aux étendues devenues sauvages, muettes et sans avenir, des armes supérieures, meilleures, plus propres, bref des armes en progrès pour demain, et que cette annonce, que plus personne n'entendra, sera notre épitaphe à tous."

Günther Anders se demande comment des milliers de scientifiques, d'ingénieurs ou d'experts techniques peuvent contribuer à la production de ces armes sans ressentir la moindre honte. Comment des millions d'hommes peuvent accepter de voir se poursuivre l'amélioration de ces armes ayant déjà atteint l'effet maximal envisageable. Comment la société toute entière peut accepter de mettre son énergie au service d'une si grande absurdité. Au-delà des simples motivations individuelles liés au profit, l'aveuglement collectif s'expliquerait par l'emprise du dispositif technique ; par sa course effrénée de "progrès", véritable "bombe à retardement" : 

"Comme je l'ai déjà dit, plus ce qui est produit change rapidement, plus les réserves de ces produits qu'on a dévalués sans même les avoir utilisés s'accumulent, bien sûr. Et lorsqu'il s'agit d'armes d'anéantissement, alors cela signifie évidemment que le danger aussi augmente toujours plus vite. (...) Cette peur de ne plus pouvoir un jour écouler ses produits superflus fait partie des craintes caractéristiques de notre époque. (...) Commercialement parlant, l'accumulation d'armes qui, en l'absence de guerre, va toujours son cours a quelque chose de profondément malsain, quelque chose d'une abondance ascétique. (...) Car c'est précisément cette accumulation sans fin de stocks d'armes qui porte sans relâche le risque de guerre."

Ce processus sans fin d'accumulation d'armes trouverait son principal appui sur l'irresponsabilité des hommes, devenus obsolètes, incapables de se représenter les conséquences de leurs actions. Le perfectionnement de forces nucléaires, menant selon Anders nécessairement au gouffre, serait le paroxysme de notre cécité collective, le symptôme majeur de notre aliénation par les systèmes techniques ; la "mégamachine" que nous contribuons à faire croître au risque de notre disparition.