Adorno & Horkheimer - Analyses de La dialectique de la raison (2022)















Dans cet ouvrage achevé en 1944, dans le contexte de victoires de partis fascistes en Europe et de l'émergence de la culture de masse, Adorno et Horkheimer soutiennent que nous assistons à l'effondrement de la civilisation occidentale. Les idéaux des Lumières auraient provoqué l'autodestruction de la Raison : réduite à un instrument planificateur, dépourvue de finalité, elle aurait renoncé au sens en faisant prévaloir les seuls critères du calcul et de l’utilité. Par cette métamorphose, la Raison serait responsable de l'émergence de nouvelles formes de barbaries politiques et d'aliénations consenties.

Le concept d'Aufklärung

"Sans égard pour elle-même, la Raison a anéanti jusqu'à la dernière trace sa conscience de soi."

Prise au piège d'une fausse compréhension d’elle-même, la Raison se serait perdue, oubliant sa véritable tâche : nous délivrer des superstitions et nous rendre souverains. La première étude de La dialectique de la raison entend préciser les causes et les conséquences de ce dévoiement. Loin d'avoir dépassé les pensées animiques ou mythiques, les premières voies de la science moderne et les ambitions majeures des Lumières se seraient muées en entreprises de dominations sur la nature et le monde humain.

"La matière doit être dominée enfin sans qu'on l'imagine habitée par des forces actives ou dotées de qualité occultes. Tout ce qui ne se conforme pas aux critères du calcul et de l'utilité est suspect à la Raison. Lorsqu'elle pourra se développer sans être gênée par une répression extérieure, rien ne pourra la refréner.(...) Chaque résistance spirituelle qu'elle rencontre ne fait qu'accroître son énergie. Cela vient du fait que la Raison se reconnaît elle-même dans les mythes. Quels que soient les mythes auxquels se réfère une telle résistance, du fait même qu'en s'opposant ils se transforment en arguments, ils reconnaissent le principe de rationalité destructrice qu'ils reprochent à la Raison. La Raison est totalitaire."

Ce caractère totalitaire du projet des Lumières se constituerait par la mise en place d'un système d'unification, hostile à toute discontinuité, par lequel tout pourrait être déduit. Un système où, écrivent Adorno et Horkheimer, "la multiplicité des formes se réduit à une situation ou à un agencement, l'histoire à des faits, les choses à la matière. (...) Les mêmes équations dominent la justice bourgeoise et l'échange de marchandises. (...) La société bourgeoise est dominée par l'équivalence. Elle rend comparable ce qui est hétérogène en le réduisant à des quantités abstraites. Pour la Raison, ce qui n'est pas divisible par un nombre, et finalement par un, n'est qu'illusion ; le positivisme moderne rejette tout cela dans la littérature. De Parménide à Russell, la devise reste : Unité. Ce que l'on continue à exiger, c'est la destruction des dieux et des qualités."

La tendance à réduire tous les domaines de la réalité à une pure objectivité, calculable ou manipulable, serait le signe que la Raison se transforme en mythe, que les espérances liées aux progrès des savoirs s'apparentent à des croyances mythologiques. La séduction de son idéal de pouvoir total, à l'image des pensées magiques, falsifierait notre rapport aux êtres naturels et se retournerait même contre les hommes.

"La Raison se comporte à l'égard des choses comme un dictateur à l'égard des hommes : il les connaît dans la mesure où il peut les manipuler. L'homme de science connaît les choses dans la mesure où il sait les faire. Il utilise leur en-soi pour lui-même. Dans cette métamorphose, la nature des choses se révèlent toujours la même : le substrat de la domination. C'est cette identité qui constitue l'unité de la nature. (...) C'est à l'identité de l'esprit et à son corrélat, l'unité de la nature, que succombe la multiplicité des qualités. La nature disqualifiée devient la matière chaotique, objet d'une simple classification, et le moi tout-puissant devient simple avoir, identité abstraite."

Horkheimer et Adorno estiment que ce déraillement "instrumental" de la Raison provient essentiellement de l’abandon de ses prétentions ontologiques et métaphysiques. Subjectivisée à outrance, elle croit pouvoir maîtriser le monde en lui appliquant ses catégories. S'oubliant dans les modèles idéaux du formalisme logique et de la mathématisation, elle s'effacerait peu à peu, devenant un pur outil de mesure et de contrôle.

"La Raison est plus totalitaire que n'importe quel système. Pour elle, tout processus est déterminé dès le départ : c'est en cela qu'elle est mensongère (...). En identifiant d'avance à la vérité le monde mathématisé et entièrement organisé par le penser, la Raison se croit à l'abri du mythe. Elle assimile le penser aux mathématiques. C'est ainsi que ces dernières sont pour ainsi dire émancipées, érigées en instance absolue. (...) Le penser se réifie en un processus automatique autonome, concurrençant la machine produite par ce processus, afin que celle-ci finisse par le remplacer."

Les conséquences de ces nouveaux rituels de pensée seraient majeures pour la portée de la connaissance, devenant incapable de prendre en considération ce qui est donné comme tel. Le monocle de l'abstraction occulterait tout phénomène : les êtres naturels seraient réduits à des objets classifiés, les hommes à une identité abstraite, forcés de devenir des copies conformes. Nous assisterions même à une sorte d'absorption de la réalité par le formalisme mathématique où tout événement nouveau serait directement jugé comme une manifestation prédéterminée : le savoir s'appropriant la réalité comme un schéma et la perpétuant comme tel.

Pour preuves de cette emprise croissante, Adorno et Horkheimer pointent les formes d'aliénations suscitées par les relations d'échanges du marché capitaliste. Les hommes seraient peu à peu rééduqués pour obéir passivement aux puissances économiques, adopter des comportements standardisés ajustés aux besoins industriels :

"La domination de l’homme n’a pas seulement pour résultat son aliénation aux objets qu’il domine : avec la réification de l’esprit, les relations entre les hommes - et aussi celles de l'homme avec lui-même - sont comme ensorcelées. L’individu étiolé devient le point de rencontre des réactions et des comportements conventionnels qui sont pratiquement attendus de lui. L’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose. En attendant la planification totale, l’appareil économique confère déjà de lui-même aux marchandises une valeur qui décidera du comportement des hommes. Depuis que les marchandises - avec la fin du troc - ont perdu leurs qualités économiques, sauf leur caractère de fétiches, celui-ci s'étend à tous les aspects de la vie sociale qu'il fige progressivement. Les innombrables agences de production de masse et la civilisation qu’elles ont créées inculquent à l’homme des comportements standardisés comme s’ils étaient les seuls naturels, convenables et rationnels. L’homme ne se définit plus que comme une chose, comme élément de statistiques, en termes de succès ou d’échecs. Ses critères sont l’autoconservation, la conformité - réussie ou manquée - à l’objectivité de sa fonction et aux modèles qui lui sont donnés."

Ces conséquences du fétichisme des marchandises, seraient les signes d'un processus de "socialisation totale" qui affecte les croyances des individus dans la société de masse, afin de les priver d'autonomie et les rendre parfaitement dociles. La réification de la subjectivité - le fait que l'âme de l'homme se transforme en chose - serait perceptible dans l'auto-aliénation aux impératifs marchands. Le dévoiement de la Raison serait parvenu au stade où elle n'est plus "qu'un auxiliaire de l'appareil économique qui englobe tout".